Concevoir la danse-thérapie sous l'apport psychanalytique de Lacan, Dolto et Winnicott.

C’est un sujet qui s’est présenté à moi le dernier mois de ma formation en danse-thérapie. Malgré la complexité abyssale de cette ouverture théorique, je vais tenter d’en esquisser quelques contours dans la clinique.
Commençons d’abord par la définition de la jouissance :
« Le terme de jouissance pourrait être éclairé par un recours à son étymologie possible (le joy médiéval désigne, dans les poèmes courtois, la satisfaction sexuelle accomplie) et par son usage juridique (la jouissance d’un bien s’y distinguant de sa propriété) ».
Le dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersch, p.290-291
Il a fallu que je participe à une conférence en ligne de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et de l’Art-thérapie sur le Silence pour entendre une participante dire que s’il y a jouissance, il y a souffrance. Mettant dans mon esprit néophyte, un lien probable entre jouissance et symptôme. La jouissance est alors liée au corps :
« Le corps c’est le point de départ de toute jouissance, dans le sujet, et c’est à partir de ce moment fondamental, le stade du miroir, que le sujet fera une expérience de jouissance, d’une façon ou d’une autre. Rappelons nous que la jouissance est d’abord, la satisfaction de la pulsion. Freud définira la pulsion comme ce qui exige une satisfaction au sujet, une satisfaction immédiate, sans délai, par tous les moyens, d’une façon tout à fait indépendante de l’objet. La science parle de l’instinct, soit quelque chose de déjà prédéterminé, qui sait déjà de quoi se satisfaire. La pulsion, elle, ne sait pas de quoi se satisfaire, elle demande au sujet une satisfaction, cette exigence de satisfaction sans disposer d’un objet prédéterminé nous la nommons en terme psychanalytique : la Jouissance, concept lacanien. Dans ce monde nous trouverons tout un tas de machines qui viendront alimenter cette espèce de piranha de la pulsion. Comme la pulsion n’a pas de préférences, de menu préétabli, Lacan dira "ça jouit". Le piranha, pour chacun, ça jouit, mais ça ne sait pas de quoi. On retrouve ces phénomènes de jouissance au-delà du plaisir, dans les addictions aux conséquences souvent ravageantes pour le sujet. »
Le corps et ses jouissances dans la danse, Chantal CAZZADORI (mallette plateforme stagiaires PROFAC)
Le « ça jouit » lacanien me fait entrecroiser (au risque de simplifier une notion bien plus complexe qu’elle n’y paraît) le Ça freudien :
« La conquête du ça, ce noyau de notre être pour Freud, ce lieu d’être pour J. Lacan, est facilitée par la psychanalyse. »
Le dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersch, p.84
La pulsion est un
« concept fondamental de la psychanalyse, destiné à rendre compte, par l’hypothèse d’un montage spécifique, des formes du rapport à l’objet et de la recherche de la satisfaction. »
Ibid. p.480
L’objet, quant à lui est
« ce qui est visé par le sujet dans la pulsion, dans l’amour, dans le désir. »
Ibid. p.395
Dans mon choix de fonction de danse-thérapeute, je continue de m’interroger sur les distinctions et les ressemblances avec l’art-thérapie en cherchant peut-être en vain les particularités qui sont en jeu lors de présence de Sujet en séance.
L’une des distinctions que j'ai pu faire lors d’un regroupement en art-thérapie (et non en danse-thérapie), c’est la présence de dispositif matériel réalisé par l’art-thérapeute.
Des objets participaient à créer un bricolage spécifique et m'a permis de mettre en relief la singularité de l’éprouvé corporel (jouissance) du dispositif « immatériel » en danse-thérapie. Et en cela, l’absolue nécessité du professionnel de faire tiers à la relation contre-transférentielle par une supervision pour mettre au travail le souffle du neutre.
« C’est vrai que la danse l’expérience du corps est centrale, il jouit et se donne à la jouissance de l’Autre, comme un corps qui se donne à regarder par l’Autre. L’usage du voile est central également en danse. Il joue la fonction du phallus comme image. C’est à dire que le corps tel quel, n’est pas à ce point enthousiasmant, il faut le recouvrir, il faut montrer et cacher les choses, toujours selon la logique du voile. »
Le corps et ses jouissances, conférence par Miquel Bassols du 23 mai 2003 à Montréal
Bien entendu, l’expérience de la danse contemporaine est bien distincte de celle de la danse-thérapie contemporaine enseignée à PROFAC.
Je constate simplement que la plupart des patients, lors de mon lieu de stage, avaient une idée de la danse au départ qu’il a fallu déconstruire. Tout comme j’ai dû moi aussi déconstruire cette idée tenace et m’ouvrir à quelque chose de moins danse, plus dense.
La question du voile m’intrigue parce qu’elle semble être l’un des pivots indispensables pour passer de la notion de danse à celle de la danse-thérapie. C’est comme si le désir de neutralité chez le danse-thérapeute était le voile (paravent) de sa fonction. Voile qui viendrait faire barrage (distinction) entre le Sujet et le professionnel. De cet espace dégagé - désencombré - pourrait alors, peut-être être l’une des garanties d’assurer la mise à l’abri du Sujet en séance.
Confronté au confinement lors de mon cursus formatif, nous avons été contraint de suivre nos regroupements mensuels sur une plateforme virtuelle où nous n’avions que le son. L’accès aux caméras était impossible. Pendant plusieurs mois, nous avons fait nos expériences seuls derrière notre écran sans le regard de quiconque.
C’est là que j’ai compris l’impact du regard dans la danse et cela m’a permis de reposer la question de mon propre regard. Non sur des corps en mouvements - comme déformé par mes autres fonctions professionnelles - mais comme Sujet en séance danse-thérapeutique dont le mouvement est autant physique que psychique. Et c’est sûrement parce que le Sujet est "protégé" par la neutralité du professionnel, que ce mouvement peut s’opérer.
Le voile qu’était l’absence de caméra lors de ces moments de regroupement m’a permis de cerner l’importance d’être à l’abri du regard qui renvoie à celui de l’Autre et qui constitue peut-être une part non négligeable de la jouissance.
Le grand Autre c’est le
« lieu où la psychanalyse situe, au-delà du partenaire imaginaire, ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine néanmoins. »
Le dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersch, p.73
« On naît avec un organisme, mais le corps on se le construit psychiquement, sous l’effet du langage, en tant que "parlêtre", soit comme être de paroles. »
Le corps et ses jouissances, conférence par Miquel Bassols du 23 mai 2003 à Montréal
Dans mon lieu de stage, quand je sentais quelque chose d’assourdissant dans l’activité chant avec les patients puis lors des ateliers de médiation vitaminée pour les patients où j’avais l’impression de parler trop, c’est comme si ce concept lacanien de parlêtre retentissait d’une façon singulière avec les patients psychotiques et qui m’échappait totalement. Qu’est-ce que cela pouvait être ?
Michel Bassols dans sa conférence du Corps et ses Jouissances parle du voile comme « la fonction du phallus comme image ». Le phallus, c’est le
« symbole de la libido pour les deux sexes; signifiant désignant l’ensemble des effets du signifiant sur le sujet et, en particulier, la perte liée à la prise de la sexualité dans le langage. »
Le dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersch, p.429
Lacan affirmera que « le phallus ne peut jouer son rôle que voilé. »
« C’est dire que Lacan met le phallus au centre de la théorie psychanalytique en en faisant l’objet du refoulement originaire freudien. (…) Cela a des conséquences techniques et cliniques. Le dévoilement du phallus est donc à l’opposé de l’interprétation (…) S’il est vrai pourtant qu’en dernier recours, toute signification renvoie au phallus, ce n’est pas comme à une clé magique des songes et des discours, mais dans la prise en compte de la barre qui sépare signifiant et signifié et qui divise aussi bien le sujet désirant ($) puisque "l’inconscient est structuré comme un langage" ».
Ibid. p.430
Je rajouterai la phrase de Lacan dans la Signification du Phallus
« Le phallus, dans la doctrine freudienne, n’est ni un fantasme (au sens d’un effet imaginaire) ni un objet partiel (interne, bon, mauvais) et non plus l’organe réel, pénis ou clitoris ».
Ibid.
Alors qu’est-ce que le phallus ?
« Le phallus, dit Lacan, donne au sujet le sentiment de la vie. Sa carence le fait-il s’éprouver hors de la vie, ou bien dans l’incapacité de vivre ? "La mort du sujet n’est discernée par le psychosé que dans l’après-coup d’un acte qui l’a fait devenir autre et qui a mis en jeu une perte de jouissance grâce à laquelle une élaboration nouvelle de l’articulation signifiante devient possible" ».
Plateforme stagiaire PROFAC : Le complexe d’Oedipe et les psychoses / Logique du délire de J-C Maleval
« Le fou veut imposer la loi de son coeur à ce qui lui apparaît comme le désordre du monde […] le sujet ne reconnaît pas dans ce désordre du monde la manifestation même de son être actuel, et que ce qu’il ressent comme loi de son coeur, n’est que l’image inversée, autant que virtuelle, de ce même être. »
Propos sur la causalité psychique, J. Lacan, (1946), Écrits, p.171-172
« Il devient autre dans la mesure où il fait jouer l’inconscient à ciel ouvert : les éléments délirants parlent du sujet en tant que tel. Cette nouvelle position jaillissant dans le délire s'observe dans la clinique, par exemple dans les idées de grandeur ou la mégalomanie. Pourquoi un changement de position est-il nécessaire ? Une condition de la mise en place du délire est justement ce changement de place du sujet. Avant la décompensation, il se trouvait à une place où toute symbolisation était impossible. Pour que la construction délirante puisse s'effectuer, il est nécessaire que le sujet parle d'un nouvel endroit. Ce changement de place constitue une première tentative de subjectivation et de symbolisation de la place qu'il occupera dans ce nouveau monde, cette nouvelle place étant revendiquée dans le réel par le sujet. En effet, une grande difficulté de la psychose étant d'intégrer un symbole, il n'est que concevable que les opérations de changement se passent dans un certain réel. »
Plateforme stagiaire PROFAC : Le complexe d’Oedipe et les psychoses
« Ces épreuves, les castrations comme nous les appelons, vont permettre la symbolisation et, du même coup, elles vont contribuées à modeler l’image du corps dans l’histoire de ses réélaborations successives. La castration est l’interdit radical opposé à la satisfaction recherchée et auparavant connue, il en résulte que l’image du corps se structure grâce aux émois douloureux articulés au désir érotique, désir interdit après que la jouissance et le plaisir en ont été connus et répétitivement goûtés. »
L’image inconsciente du corps, plate-forme site stagiaire PROFAC (B21)
« Dans le texte Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, Lacan dit que la structure de la psychose est déterminée par la forclusion du Nom-du-Père et l'échec de la métaphore paternelle : "C'est dans un accident de ce registre et de ce qui s'y accomplit, à savoir la forclusion du Nom-du-Père à la place de l'Autre, et dans l'échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose". »
Plateforme stagiaire PROFAC : Le complexe d’Oedipe et les psychoses
Deux semaines après la fin de ma formation et un mois après la fin de mon stage, je me rends compte, qu’à la relecture de ces écrits, avec tout ce que les patients m’ont témoigné, très peu, voire aucun n’a abordé le sujet de leur parents. Du moins aucun patient psychotique.
« Le travail de symbolisation qui a lieu au cours du complexe d'Œdipe ne peut pas avoir lieu dans la psychose : le sujet reste dans une relation duelle avec un Autre tout- puissant qu'aucune loi ne vient tempérer. La métaphore paternelle échoue à cause d'un événement qu'il a nommé la forclusion du Nom-du-Père. Le délire, dans sa forme, viendra rendre compte de façon lisible de ces échecs de symbolisation. »
Ibid.
Le Nom-du-Père est le
« produit de la métaphore paternelle qui, désignant d’abord ce que la religion nous a appris à invoquer, attribue la fonction paternelle à l’effet symbolique d’un pur signifiant et qui, dans un second temps, désigne ce qui régit toute la dynamique subjective en inscrivant le désir au registre de la dette symbolique. »
Le dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersch, p.386
Enfin, la dette symbolique est le
« concept dû à l’enseignement de Lacan, pour qui le fait d’appartenir au monde du langage correspond à l’inscription du petit d’homme dans une chaîne signifiante qui lui donnera place dans la chaîne des générations. Cet accès à la dimension propre à l’humain - la dimension du langage - ne va pas sans être payé d’un certain prix, sans un certain renoncement. C’est ce que Lacan désigne du terme de "castration" que l’on peut également entendre comme le prix de la dette symbolique due par quiconque se trouve accéder au monde du langage et, du même coup, à ce que Lacan nomme le phallus. Pour que quelque chose de l’ordre de la lettre puisse advenir et fonctionner, il faut en effet qu’il ait été renoncé à la jouissance de ce qui à la lettre fait support, et n’est pas d’autre nature que celle du déchet (dans lequel on reconnaîtra le fameux objet a). »
Ibid.
L’objet a est quant à lui, selon Lacan « objet cause du désir ».
« L’objet a (petit a) n’est pas un objet du monde. Non représentable comme tel, il ne peut être identifié que sous forme d’éclats partiels du corps, réductibles à quatre : l’objet de la succion (sein), l’objet de l’excrétion (fèces), la voix, le regard. »
Le dictionnaire de la psychanalyse, Roland Chemama et Bernard Vandermersch, p.398
Et pour clôturer, la lettre est
« dans le sens de caractère ou dans celui de missive, la lettre est à la fois le support matériel du signifiant et ce qui s’en distingue comme le réel se distingue du symbolique. »
Ibid. p.317
Là où cette distinction chez les psychotiques ne se fait justement pas, empêchant le noeud borroméen de se faire. Le noeud étant
« un objet mathématique utilisé par Lacan pour présenter dans la psychanalyse les articulations possibles des catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire, et leurs implications dans la genèse et la théorie du sujet. »
Ibid. p.380
Je perçois combien le complexe d’œdipe et le Stade du Miroir éclairés par l’apport de Freud, de Lacan et de Dolto avec l’image inconscient du corps (que je n’ai pas pu étayer ici) apportent des jalons indispensables - malgré tout ce qui m’échappe encore - à la vigilance de ma future fonction de danse-thérapeute ancrée par l’éthique d’une part et les apports théoriques de l’autre. Entre les deux, peut-être, pourrais-je dire qu’il se trouve l’ouverture poétique comme trait d’union ou plutôt trait unaire.
« Concept introduit par J. Lacan, à partir de S. Freud, pour désigner le signifiant sous sa forme élémentaire et pour rendre compte de l’identification symbolique du sujet. (…) Le trait unaire, repère symbolique, soutient l’identification imaginaire. L’image du corps est certes donnée à l’enfant dans l’expérience du miroir mais, pour qu’il puisse se l’approprier, l’intérioriser, il faut que le trait unaire entre en jeu. »
Ibid. p.585-587
Pour que s’ouvre le Je(u).
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Exposé faisant parti de mon mémoire de danse-thérapie écrit en Novembre 2021 et soutenu en Décembre pour la certification d'art-thérapeute.
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